LA QUESTION DE LA REFERENCE EN DIDACTIQUE DU CURRICULUM
(The reference problem in the didactic of curriculum)
 

Jean-Louis Martinand
61, av. du president Wilson
94235 Cachan France
Professeur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan
martinan@lirest.ens-cachan.fr
 

Résumé

        Normalement les activités scolaires n’ont pas leur but en elles-mêmes. Elles renvoient à des activités professionnelles, domestiques, sociales hors de l’école. Par l’école on recherche à développer chez les élèves des savoirs, des habitudes, des capacités qui leurs permettront de participer à ces activités. La problématique de la référence cherche à élucider les relations entre les activités scolaires et les pratiques sociales, et à éclairer les décisions de la construction de curriculum qui dépendent directement des choix sur ces relations et sur les domaines de référence.
Môts clés: didactique ; curriculum, selection ; reference

Resumo

        Normalmente as atividades escolares não têm seus objetivos nelas mesmas. Elas remetem-se a atividades profissionais, domésticas, sociais fora da escola. Através da escola, busca-se desenvolver nos estudantes saberes, hábitos, capacidades que lhes permitirão participar dessas atividades. A problemática da referência busca elucidar as relações entre as atividades e as práticas sociais, e a clarear as decisões na construção do currículo que depende diretamente das escolhas sobre essas relações e sobre os domínios de referência
Palavras-chave: prática de referência ; transposição didática; atividades, currículo, escola, ciências

Abstract

        The school activities don't usually have their objectives in theirselfs. They are related to professional activities, domestic and social aspects out of the school. Through the school, we try to develop  students in khowledges, habits, capacities that will allow  to announce them of those activities. The problem of the reference looks for to elucidate the relationships between the activities and the social practices, and to clear the decisions in the construction of the curriculum that depends directly on the choices about those relationships and on the reference domains.
Keywords: Curriculum ; didactic ; selection ; reference
 
 

        L’idée de pratique de référence a été proposée il y a une vingtaine d’années (Martinand, 1981). Elle s’inscrit dans une conception d’ensemble, concernant la construction et l’étude des curriculums d’éducation scientifique et technologique, conception qu’on peut appeler problématique de la référence curriculaire (Martinand, 1983, 1986).

        Vers le même moment s’est développée en didactique des mathématiques une autre problématique, celle de la transposition didactique (Chevallard et Johsua, 1983). Contrairement à ce que certains ont pu écrire et à ce que croient de nombreux didacticiens francophones à leur suite, l’idée de pratique de référence n’est pas venue en critique de celle de transposition didactique, ni en complément à elle, même si des exposés cherchant à mettre en relation les deux idées ont pu proposer d’articuler ces deux points de vue par une généralisation de l’idée de transposition didactique (Martinand, 1983). L’idée de pratique de référence est née du besoin d’expliciter la signification de choix dans la conception, l’essai et l’évaluation de projets d’enseignement. Elle vise d’abord à éclairer l’action, et pas directement à comprendre les mécanismes éventuels de constitution des savoirs enseignés. C’est à esquisser les interrogations fondatrices de cette problématique de la référence qu’est consacré cet article.

1. des interrogations fondamentales

        Un premier ensemble d’interrogations, très ancien,  constitue l’arrière-plan de la problématique. Il concerne :

        - le sens, le contenu, la structure et le fonctionnement des savoirs dans des pratiques techniques. On soupçonne assez peu de l’extérieur les oppositions conceptuelles et méthodologiques qui peuvent apparaître entre acteurs de pratiques techniques différentes. Ainsi, il y a quelques années des spécialistes des télécommunications et des spécialistes du chauffage à micro-ondes chargés par le ministère français de l’industrie de rédiger des fiches accessibles pour des utilisateurs de four ont pu constater leurs oppositions irréductibles. Lorsque les pertes ou parasites des uns sont justement les signaux ou énergies qui intéressent les autres, il ne suffit pas de se mettre d’accord sur le vocabulaire ;
 

        - les rapports entre sciences et techniques. En réalité, lesquelles sont les applications des autres ? Et dans le réseau de solidarités qui s’établit finalement entre elles, quel est le rôle et comment penser le savoir des techniques non scientifiques ?

       - enfin, les rapports entre culture et technicité (Combarnous, 1984) et la place centrale de toute technicité partagée et valorisée dans une culture. Du point de vue anthropologique, la technologie culturelle fournit des indications qui tendent à recouper la question éducative : quelle définition de la culture générale éviterait d’exclure par avance toute composante technique et peut-être même scientifique au profit des humanités classiques ?

2. problèmes d’éducation scientifique et technologique

        Les années 70 dans les pays développés ont été celles de la conception, de l’essai et de l’évaluation de grands projets d’innovation en éducation scientifique et plus sporadiquement en éducation technologique. En France, cette décennie a été marquée par le renouveau de l’éducation scientifique (activités d’éveil à l’école primaire et sciences physiques à l’école moyenne, et l’émergence de l’éducation technologique (à l’école élémentaire et surtout à l’école moyenne). Dans cette aventure, il y a eu une forte sollicitation à l’élaboration théorique, avec deux motifs principaux :

        - un travail de conception – essai – évaluation de projets d’activités scolaires dans lequel l’effort de description, et surtout d’invention, oblige à une explicitation des choix pour les faire comprendre aux partenaires et négocier avec eux (administrateurs, parents, enseignants).

       - une réflexion sur les conditions de ce qu’en langage naïf nous appelons l’authenticité scientifique ou technologique des activités scolaires. Au même moment, la rénovation de la formation professionnelle scolaire conduisait à penser cette formation en « unités capitalisables », construites à partir de référentiels (référentiels d’emploi, référentiels de formation et référentiels de certification). Il y avait là une idée forte et juste (référence) mais d’application trop dangereuse car l’action éducative y était pensée comme une conformation à des profils de sortie (D’Hainaut, 1980, p. 95).

3. la notion de pratique de référence

        De là vient  en réaction la notion de pratique de référence présentée en 1981 dans un colloque et en 1982 dans une thèse. Il s’agit :

        - de prendre en compte non seulement les savoirs en jeu, mais les objets, les instruments, les problèmes et les tâches, les contextes et les rôles sociaux. D’où le terme de pratique, renforcé, sans doute avec redondance, en pratique sociales ; et précisé en pratique socio-technique ;

       - de penser et analyser les écarts entre activités scolaires et pratiques socio-techniques prises pour référence (référence) ;

       - de faire apparaître les choix de pratiques de référence, leur sens politique et en tout cas social (question de la référence);

       - de comprendre les conditions de cohérence pour les activités scolaires, entre tâches, instruments, savoirs et rôles ;

       - de penser les tendances permanentes de l’école à l’autoréférence et les conditions pour s’y opposer ;

       - de repenser la formation  des maîtres, comme acquisition d’une double compétence, dans une ou plusieurs pratiques de référence (ce à quoi les disciplines universitaires ne sont pas forcément bien adaptées), et dans la pratique enseignante sur les disciplines scolaires ;

       - d’aborder le problème de certaines difficultés d’apprentissage et échecs scolaires en posant la question des rapports entre activités scolaires/pratiques de référence/pratiques familières aux élèves (et en leur sein, certaines postures et conceptions communes, représentations et raisonnements spontanés).

        Les pratiques de références ne sont pas forcément actuelles : elles peuvent être virtuelles ; c’est ce qui se passe souvent pour les formations techniques dans les cas où on vise un changement des pratiques socio-techniques par la formation. Remarquons que, dans tous les cas, actuelles et évolutives, ou virtuelles, elles doivent être objectivées, et en vérité modélisées sur la base d’observations ou d’anticipations.

        Remarques :
 

        1) en didactique des sciences et techniques, le concept de référence a été aussi utilisé dans un autre contexte :  la notion de champ empirique de référence, ou de référent empirique (Martinand, 1986) fait aussi appel à une relation de référence. Mais il s’agit non pas de la relation entre des activités scolaires et une ou des pratiques socio-techniques à l’échelle d’un curriculum, mais de la relation entre un concept, un modèle ou un domaine organisé et limité de savoir élaboré et problématisé, et l’ensemble des objets, phénomènes, procédés, rôles, avec leurs descriptions et les savoirs manipulatoires qui leur sont associés.  Le développement des recherches sur ces questions a conduit à un ensemble de travaux sur l’enseignement et l’apprentissage de la modélisation en sciences (Martinand, 1992, 1994).

       2) le champ conceptuel du terme « référence » comporte différents autres termes : référent, référentiel, référé… On peut penser que dans bien des cas référé serait un terme plus approprié que référent pour désigner les pratiques ou les phénomènes et leurs descriptions premières (Barbier, 1985). Les choix originels ont été influencés par la trilogie du signe proposée par de Saussure (signifié/signifiant/référent) lors de la proposition initiale de « référent empirique » d’un concept ou d’un modèle.

4. problématique de la référence

        Dès l’origine l’élaboration du concept de pratique socio-technique de référence s’est attaché à des confrontations avec les problèmes spécifiques et les élaborations théoriques pour d’autres domaines éducatifs et disciplines d’enseignement : en particulier l’éducation physique et sportive, l’éducation musicales, la géographie, l’histoire, le français (où  avec la notion répandue à l’époque de registre de langue, on est « passé très près » de  l’idée de référence), l’éducation à l’environnement…
C’est cette problématique plus générale qui a été développé dans quelques publications (Martinand, 1989, 1993) et contributions à la constitution de la technologie au collège (Martinand, 1994 c, Lebeaume et Martinand, 1998) ou à la réflexion sur la formation des enseignants (Martinand, 1994b). On peut penser que la problématique de la référence est fondamentale pour aborder d’un point de vue didactique, c’est-à-dire au nom d’une responsabilité sur les contenus d’instruction, d’éducation ou de formation, les problèmes de construction de curriculum scolaire et de formation des enseignant.

        Lors de la diffusion de l’idée de référence, deux interprétations sont apparues. La première consiste à garder dans une problématique de transposition restreinte les savoirs savants pris comme tels et d’y adjoindre des pratiques sociales de référence (Develay, 1992, p. 29). Cela revient à proposer une sorte  de dualité instable qui se résout en fait en une centration sur le savoir avec prise en compte des contextes pratiques du savoir. L’idée de pratique de référence est à l’opposé : il ne s’agit pas  de « contextualiser » des savoirs, mais  de prendre en compte des pratiques dans tous leurs aspects y compris dans leurs composantes de savoirs, discursifs ou non, explicites ou implicites, individuels ou collectifs. Sens et structures des savoirs, et même les concepts centraux, peuvent être différents selon les pratiques, alors même que les objets semblent les mêmes.
La seconde interprétation consiste à invoquer des savoirs ou des disciplines de référence. Il y a ici confusion entre des disciplines académiques impliquées dans le travail didactique, comme l’épistémologie en didactique des sciences ou la linguistique en didactique de la langue nationale et des langues étrangères et les savoirs sources de savoirs enseignés. L’idée de savoirs experts proposée pour maintenir la problématique de la transposition restreinte lorsqu’il ne correspond pas de savoirs savants à une discipline scolaire, participe sans doute de la même ambiguïté (Johsua, 1996).
 

5. pratique de référence ou transposition de savoirs ?

        La problématique de la référence n’est pas forcément opposée à celle de la transposition didactique. Mais elle en est fondamentalement distincte, pas seulement parce qu’elle est née en didactique des sciences expérimentales et des disciplines technologiques   alors que la problématique de la transposition didactique s’est développée en didactique des mathématiques. Les deux problématiques peuvent être reprises dans les didactiques d’autres disciplines. Elles coexistent.
De ce point de vue la transposition didactique des savoirs a été exposée, dès 1983, à la première école d’été internationale de didactique de la physique (Martinand, 1993). Dès ce moment, elle a été confrontée à la notion de pratique de référence en proposant de passer alors d’une transposition restreinte (entre savoir savant et savoir enseigné) à une transposition générale (entre pratiques de référence et activités scolaires). Le point de vue de la transposition des savoirs a été appliqué à des sujets d’enseignement qui s’y prêtaient particulièrement bien en physique ; comme l’effet photoélectrique  dans les cours et manuels de classe secondaire terminale avant 1980, et surtout pour les médias de diffusion (vulgarisation, exposition) : on peut alors parler de transposition médiatique. Remarquons à ce propos que, de manière opportuniste et éclectique, les concepts de reformulation  (linguistique) ou de transcodage (sémiologie) et pas seulement ceux de transposition, restreinte ou générale (didactique), peuvent aussi être utilisés avec pertinence lorsqu’ils mettent mieux en valeur l’aspect principal ou stratégique des transformations.

       En sens inverse on a pu « remonter » la transformation (Durey et Martinand, 1994), dans des problèmes de mécanique du sport où  il s’agissait, en même temps que de répondre à des contrats pour industriels ou fédérations sportives , d’explorer tout ce qu’il faut rajouter à un programme de niveau donné (ici pour des enseignements scientifiques post-secondaires), afin d’obtenir des résultats  inédits intéressant les partenaires pour résoudre leurs poblèmes pratiques.
En même temps, la problématique de la transposition didactique des savoirs doit être critiquée, pas seulement pour ses limites, mais pour des aspects plus fondamentaux. Cette critique doit être conduite :

        - en interrogeant le concept avec l’histoire des disciplines scolaires, y compris sur les exemples « canoniques » en mathématiques ;

        - en faisant remarquer que la référence au seul savoir savant empêche toute discussion sur sa pertinence dans une perspective de formation générale ou spécialisée ;

        - en regrettant une ambiguïté entre savoir savant consacré  et en fait déjà transposé, et savoir scientifique vivant ;

        - en contredisant un usage dogmatique des « lois » de la transposition à propos de la légitimité des objets et disciplines d’enseignement ; la problématique de la transposition restreinte paraît à tous points de vue trop faible pour aborder réellement ce problème en dehors des mathématiques.

        Pour toutes ces interrogations, le concept de pratique socio-technique est un guide.

        En France la transposition didactique est pourtant devenue une sorte de « doxa savante » des didacticiens. Et la résistance à envisager sérieusement des pratiques à la place de savoirs, souvent réduits d’ailleurs à des « textes du savoir », la méconnaissance des fonctionnements réels des institutions scolaires chez leurs agents eux-mêmes, la préférence pour une «théorie»  à visée explicative et donc apparemment plus scientifique face à une problématique plus tournée vers l’intervention, ont opposé des obstacles importants à la diffusion en profondeur de la problématique de la référence même si la formule de pratique sociale de référence a obtenu  une notoriété évidente et figure même depuis 1985 dans les programmes officiels de la technologie à l’école moyenne,

        Les processus dont la transposition se veut l’interprétation semblent devoir être pensés de manière plus pertinente en termes de construction ou de composition sous influences (sociales, idéologiques, politiques, pédagogiques…). Pour l’expertise en construction de programme ou en formation d’enseignant, la question décisive reste sans doute celle de la référence.
 

Elements Bibliographiques

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CHEVALLARD, Y. & JOHSUA, M.-A. (1983). Un exemple d’analyse de la transposition didactique : la notion de distance. Recherches en didactique des mathématiques, 3, 1, pp. 159-239.
COMBARNOUS, M. (1984). Les techniques et la technicité. Paris : Ed. Sociales, 270  p.
DEVELAY, M. (1992) De l’apprentissage à l’enseignement. Paris : ESF. 163  p.
D’HAINAUT, L. (1980, 2ème éd.). Des fins aux objectifs de l’éducation. Paris-Bruxelles : Nathan-Labor. 445 p.
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JOHSUA, S. (1996) Le concept  de transposition didactique n’est-il propre qu’aux mathématiques ? in C. Raïsky & M. Caillot (Eds). Au-delà des didactiques, le didactique (pp. 61-73) Paris-Bruxelles : De Boeck Université.
LEBEAUME, J. & MARTINAND, J.-.L. (coord.) (1998) Enseigner la technologie au collège. Paris : Hachette. 334  p.
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